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The Dark (K)night

Il existe des films tout simplement inclassables, impossibles à ranger du côté d'un ou plusieurs genres cinématographiques particuliers. La Nuit du chasseur, unique mais pas moindre chef-d'oeuvre de Charles Laughton - et bien qu'il soit défini d'emblée comme un film traitant de la "religion" - est de ceux-là. Ce sont souvent des films comme ça qui font du 7ème l'art le plus beau du monde.

Trois scènes particulièrement me convainquent de la densité de ce film inclassable, si mal jugé à sa sortie (notamment par un certain critique et cinéaste français) mais aujourd'hui heureusement considéré à sa juste valeur, c'est-à-dire un joyau étincelant. La Bible des cinéastes et des directeurs de la photographie, en quelque sorte. La première scène qui me vient à l'esprit est celle qui ouvre le film, prélude narratif composé de deux plans qui se superposent : l'univers étoilé par-dessus lequel apparaît une veille dame, entourée d'une poignée de petits blondinets. Cette dernière se fait narratrice d'un récit cadre (la structure de La Nuit du chasseur en fait ainsi un conte proche de la fable biblique, et d'une leçon de vie comme en témoignent les mises en garde de cette femme, Miss Cooper (Lilian Gish), à propos des "faux-prophètes").

Cette première scène nous plonge dès le début dans une atmosphère fantastique et nous amène à visualiser l'histoire depuis un point de vue cosmique, omniscient. Ensuite, une caméra aérienne va se poser plusieurs fois sur des humains, telle un dieu rendrait visite à sa création. Ce rapport à une instance supérieure invisible dans le ciel se retrouve plus tard dans le film, lorsque deux enfants (pas vraiment étrangers à l'histoire de Miss Cooper) traversent un paysage nocturne inquiétant et merveilleux. En effet, la présence d'un champ d'étoiles au-dessus d'eux (magnifiquement rendu grâce à mon montage digne de Lotte Reiniger) semble nous faire signifier qu'une force protectrice veille sur ces deux orphelins fugitifs, démystifiant l'étrangeté de la faune et de la flore. Une dimension carrollienne s'ouvre alors, seulement perceptible par des yeux d'enfants. Jamais le fantastique ne m'aura autant envoûté "apaisé" que dans ce film.

Pourtant, La Nuit du chasseur n'est pas ce que j'appelle un film pour enfants. Il m'est inutile de faire un résumé détaillé de l'intrigue : Pearl (une petite fillette de 5 ans) et John (un garçon de 10-11 ans) sont deux enfants dont le père est condamné à mort après un hold-up qui a mal tourné. Eux seuls savent où est l'argent qui leur a légué avant d'être arrêté. Un pasteur aux intentions ambiguës, Harry Powell (l'incroyable et charismatique Robert Mitchum), séduit et se marie à la veuve, et après l'avoir froidement tuée, se met à la poursuite de ses enfants. Heureusement, ceux-ci trouvent refuge auprès de la tendre Miss Cooper qui parvient à faire arrêter le pasteur.

Avant d'aller plus loin dans mon analyse, il est nécessaire de s'intéresser avec profondeur au personnage d'Harry Powell et à la figure du chasseur, qui a toujours côtoyé celle du grand méchant loup de près.

Le Chasseur

Harry Powell est le premier personnage de l'histoire à apparaître à l'écran à la suite du prélude. C'est un homme séduisant, d'âge mûr, charismatique et dont la tenue indique qu'il s'agit d'un pasteur (l'expression "l'habit ne fait pas le moine" prend ici tout son sens). Dès les premières minutes, on se rend compte rapidement qu'il s'agit d'un fanatique dangereux qui agit par pulsions. La scène qui se déroule dans le cabaret nous dévoile la véritable nature de Powell. Animé d'une profonde aversion pour la luxure et les plaisirs de la chair, il refrène ses pulsions sexuelles en les transformant en pulsions meurtrières. Lorsque son couteau à cran d'arrêt transperce sa poche, on comprend que celui-ci symbolise son impuissance sexuelle et son alternative pour soulager son envie. Jusqu'ici, on peut se dire qu'il n'y a rien de dangereux à cela, sauf que le pasteur s'est donné pour mission divine de littéralement tuer toutes les femmes qu'il séduira. Rien dans le film ne vient nous expliquer pourquoi il voue une telle haine aux femmes. Il représente le mal brut. Comme Satan, il vient aux Hommes déguisé pour mieux leur plaire, et à ce titre, il a toutes les qualités : beau parleur, galant. La deuxième scène qui m'a marqué s'explique ici. Harry Powell, arrivé au village de Pearl et John, s'est rendu à la boutique où travaille leur mère, désormais veuve. Il entame un sermon des plus étranges. En effet, détail que j'avais volontairement omis de vous préciser avant, ce pasteur a deux curieux tatouages sur ses deux mains. Sur la main droite, "love", une lettre par phalange (hormis le pouce), et sur la main gauche "hate", une lettre par phalange aussi (hormis le pouce). "Amour" et "haine". (L'étendard de la Nuit du chasseur, souvent référencé par ceux qui portent dans leur cinéma et leur cœur les influences de ce chef-d'oeuvre.) Tout en déblatérant une explication simpliste du bien et du mal, Powell fait entreprendre à ses mains un duel où chacune prend tout à tour le dessus sur l'autre. Si les adultes sont envoûtés par cette démonstration, on comprend que les mots peuvent être trompeurs. Ainsi, les paroles et engagements des adultes, à l'image de Powell, ne sont pas toujours tenus. Dans La Nuit du chasseur, seules les comptines chantées par les bambins, revenant comme des leitmotivs tout le long du film, sont des façons d'expliquer aux spectateurs et aux enfants eux-mêmes une réalité violente et difficile (n'oublions pas que l'action se situe en plein dans la Grande Dépression, époque à laquelle beaucoup d'enfants étaient abandonnés et où les pires crimes sévissaient).

Figures du Bien et du Mal

Dans La Nuit du chasseur, Harry Powell pourrait être l'équivalent d'un monstre de mythologie, un ogre, le "boogeyman" qui traumatise les enfants de toute l'Amérique. La nuit, il apparaît, tant par son ombre déformée que sa propre silhouette, comme un terrifiant croque-mitaine qui rôde autour des maisons (ce qui ne l'empêche pas d'être lâche et pathétique). L'atmosphère fantastique nocturne nous fait basculer vers un mélange d'horreur et de suspense. Le jour, comme le ferait un loup-garou, Powell retrouve ses allures de gentilhomme qui fait tourner la tête des femmes. Parlons-en, des femmes... A sa sortie, en 1955, alors que le livre dont il a été adapté a reçu un franc succès, on a reproché au cinéaste Charles Laughton d'avoir une vision trop misogyne. En effet, seules les femmes sont séduites par le pasteur et agissent bêtement en sa présence, à commencer par la mère de Pearl et John qui, non pas qu'elle soit une mauvaise mère, se laisse tuer sans se soucier du sort de ses enfants. D'un autre côté, il faut se dire que, mis à part John et quelques autres personnages de moindre importance, tous les personnages de La Nuit du chasseur sont féminins. Et John n'est pas l'unique personne qui résiste au pasteur : n'oublions pas la veille miss Cooper, qui est d'ailleurs sa parfaite opposée. Si elle ne succombe pas à son charme, c'est aussi parce que son âge lui offre une connaissance plus sage et raisonnée de la vie (à l'autre extrême il y a Pearl, totalement manipulable par Powell en raison de sa naïveté). Cooper est une fervente religieuse mais, contrairement au (faux) pasteur, elle offre une vision humaniste et non sectaire de la religion. Elle représente tout simplement le Bien. Malgré cela, la Nuit du chasseur n'est pas un film bêtement manichéen, comme aurait pu le laisser penser cette opposition évidente. Car, comme le rappelle le procès final contre Powell, tout le monde possède un côté sombre, une part de mal de en lui, à l'image de Mrs Spoon, grand-mère jusque-là douce et serviable, complètement métamorphosée en hystérique clamant des condamnations à mort. Elle veut se substituer à la justice, comme Powell avant elle.

Projections et ombres Avant toute chose, je tiens à dire que Stanley Cortez est assurément le meilleur directeur de photographie de son époque. En effet, le travail sur les ombres et le travail avec la lumière sont là pour créer diverses ambiances, mais aussi pour nous rappeler le combat entre le Bien et le Mal. Elles permettent aussi souvent dans les scènes nocturnes de réinventer la réalité et lui donner un caractère oppressant. J'ai eu la chance de voir ce classique projeté en salle récemment, et je peux affirmer que l'on est encore davantage happé par ces projections lumineuses qui paraissent par moment sortir de l'écran et s'élargir jusqu'à nous. Il m'a même semblé un moment que Powell était derrière moi tant la caméra se place astucieusement par rapport à ce qu'elle montre dans le cadre.

Dans la scène du meurtre de Willa, qui est à mon sens la plus réussie, l'éclairage façonne la chambre à l'image d'une église : pourtant, c'est bel et bien le Diable qui y loge, un monstre inhumain que l'on reconnait dans l'effroyable rictus de Powell qui se tient immobile à la fenêtre, convaincu d'être irradié par la lumière de la justice divine.

L'autre Monde Il n'y a, nous dit alors le cinéaste, que les enfants encore préservés par ce Mal et leur échappatoire serait un autre monde différent de celui où agissent les adultes qui les déçoivent tant. Si La Nuit du Chasseur n'est pas je le rappelle un film destiné aux enfants, il n'en reste pas moins un tableau poétique et merveilleux de l'enfance. En fuyant lors du voyage en barque, John et Pearl semblent traverser un univers étrange qui n'est accessible qu'à eux (la dimension carollienne que j'évoquais plus haut). Seule la maison de miss Cooper parvient à être la réunion de ces deux mondes de façon apaisée.

Mais l'univers de l'enfance n'est-il pas finalement voué à la disparition, comme en témoigne l'abandon de la veille dame par son propre fils ?

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